
"Rhinocéros d'Eugène Ionesco" mise en scène Emmanuel Demarcy-Mota
Écrite en 1959, Rhinocéros s'inspire d'une expérience personnelle et traumatisante d'Ionesco : la fuite en 1938 de son pays sous occupation nazie. Le travail réalisé par Emmanuel Demarcy-Mota est très différent de celui de Jean-Luc Lagarce. C'est au contraire par le biais du réalisme du jeu, sur un plateau quasiment vide, hormis quelques chaises éparpillées, et constamment plongé dans une pénombre inquiétante (inquiétude renforcée par la monotonie de la musique en sourdine), qu'il entend pointer la dimension allégorique de la pièce.
Des rhinocéros ont traversé une ville. C'est du moins ce qu'affirment certains de ses habitants réunis dans un même espace, pour preuve un chat a été écrasé. Leurs dires sont néanmoins mis en doute par d'autres citoyens qui crient à la mystification, d'autant plus que ces témoins présumés sont incapables de dire si ces animaux sont unicornes ou bicornes. Ce petit groupe humain se voit bientôt assiégé par l'un de ces rhinocéros et ses membres finissent les uns après les autres par en prendre progressivement l'apparence. Même ceux qui, au départ, étaient leurs plus farouches opposants sont atteints de « rhinocérite », à l'instar d'une partie de plus en plus importante de la population. « Quoi de plus naturel que devenir rhinocéros », philosophe même l'un d'eux. Seul Béranger, un anticonformiste, le seul à n'être pas prisonnier d'un système de pensée, conserve sa physionomie humaine – « l'homme est supérieur au rhinocéros », clame-t-il à celui qui s'apprête à rejoindre la masse pour, « s'il y a à critiquer », le faire « de l'intérieur ». Ce refus de l'uniformisation le renvoie à une marginalité qu'il va assumer jusqu'au bout. Le texte de cette fable sur l'endoctrinement et le totalitarisme ne cesse de tordre le langage, de le pousser dans ses retranchements (par exemple lorsque l'un des personnages multiplie les syllogismes aberrants). Une longue interview d'Ionesco vient enrichir la vision de ce spectacle puissant.
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